CHAPITRE VII

Ma troupe s'arrêta comme un seul homme. J'entendis des commentaires murmurés, des jurons, des prières.

Ils ne s'attendaient pas à cela. Les Cheysulis ne semblaient pas troublés par ce lieu. Les Terres Désolées balayées par les vents qui s'étendaient devant nous reflétaient le sombre pouvoir de la forteresse de Tynstar. L'hiver était terminé en Homana, mais ici, de l'autre côté du col de Molon, régnaient des frimas perpétuels.

Nous avions traversé la rivière Dentbleue douze jours plus tôt : neuf Homanans, neuf Cheysulis, Gryffth, Rowan, Duncan et moi. Vingt-deux hommes pour ramener Alix chez elle. Je ne savais pas si nous y parviendrions.

Devant nous, les arbres étaient tordus, noircis. Les rochers avaient éclaté, la terre elle-même semblait une immense blessure sanguinolente.

— Nous approchons de Valgaard, dit Duncan. Ceci est le terrain de jeu des Ihlinis.

— Que voulez-vous dire ?

— Le pouvoir des Ihlinis est héréditaire, expliqua-t-il, mais les enfants Ihlinis, tout comme les Cheysulis, doivent apprendre à le contrôler.

— Ce paysage de désolation a été créé par les Ihlinis ? demandai-je, incrédule.

— Oui. Vous connaissez les trois dons des Cheysulis. Je pensais que vous saviez lesquels les Ihlinis revendiquaient.

— Je sais qu'ils peuvent créer la vie à partir de la mort. Un Ihlini a fabriqué un lion devant moi avec un manche de poignard en os.

— C'est un de leurs pouvoirs, dit Duncan. Vous avez connu de près un de leurs autres dons : ils peuvent accélérer le passage du temps et rendre un homme vieux avant l'âge. Il y a aussi la possession dont je vous ai parlé. Ils prennent l'âme d'un homme et la gardent. Ils peuvent aussi empêcher une blessure de guérir. Puis il y a l'art de l'illusion. Ce qui est n'est pas ; ce qui n'est pas semble exister. Tels sont les dons que Asar-Suti, le dieu ténébreux, confère à ceux qui le servent.

— Tous les Ihlinis ont ces pouvoirs, n'est-ce pas ? demandai-je.

— Oui. Mais tous ne sont pas Tynstar. Tynstar réside près du Portail d'Asar-Suti. Vous voyez autour de vous quelle est sa puissance, et comment il la transmet.

Je regardai mes Homanans, espérant qu'ils garderaient confiance malgré la peur que je lisais sur leurs visages blêmes.

Notre sort à tous reposait entre les mains des dieux ; je priai pour que leur pouvoir dépasse celui du dieu des ténèbres et de son âme damnée, Tynstar l'Ihlini.

— Nous devons chercher un campement pour la nuit, dit Duncan, le jour commence à tomber.

Nous trouvâmes refuge sous l'épaulement d'un canyon qui nous protégerait quelque peu du vent et de l'humidité nocturne.

Notre repas fut composé de la viande séchée et du pain de voyage que nous transportions dans nos sacoches. Heureusement, nous avions du vin. Nous donnâmes aux montures le grain amené avec nous. Il restait si peu de végétation sur la terre desséchée que les chevaux n'auraient pas pu se rassasier.

Le ventre plein, réchauffé par le vin, je restai assis un long moment, enveloppé dans mon manteau de laine. Je ne parvenais pas à me débarrasser de la douleur dans mes os, ni de l'idée que nous pouvions tous mourir dans ce pays inhospitalier Je me levai et partis à la recherche de Duncan.

Je le trouvai alors que j'avais été près de renoncer et d'aller me coucher.

Il était debout dans l'obscurité ; seul le faible scintillement de sa boucle d'oreille sous les rayons de la lune m'avait permis de le repérer. Il avait jeté un manteau de laine sombre sur ses épaules nues.

— Qu'est-il en train de lui faire ? demanda-t-il d'un ton angoissé.

— Elle est forte, Duncan, dis-je pour le rassurer. Plus forte que beaucoup d'hommes. Tynstar trouvera à qui parler.

Je ne croyais pas moi-même aux platitudes que je débitais.

— Nous sommes à Valgaard, reprit-il, la voix rauque.

— Elle a le Sang Ancien, lui rappelai-je.

— Ici, cela ne sert peut-être à rien.

— Souvenez-vous, Duncan, Donal a pris la forme-lir pour s'enfuir, et en présence d'Ihlinis. Elle peut encore les vaincre.

— Ru'shalla-tu, dit-il sans trop d'espoir. Qu'il en soit ainsi.

Il me regarda. Il s'accroupit, et ne parla plus d'Alix.

— Vous demandez-vous parfois ce qu'il est advenu de Tourmaline et de Finn ?

— Chaque jour, soupirai-je. Et, chaque jour, je regrette ce qui est arrivé.

— Si vous en aviez le pouvoir, changeriez-vous les choses ? Si Finn vous demandait votre rujholla pour cheysula, que répondriez-vous ?

Je m'assis sur une souche.

— J'avais besoin de l'alliance que Rhodri m'aurait offerte si j'avais marié ma sœur à son héritier.

— Il vous a donné son alliance de toute façon.

— Non. Lachlan m'a aidé. Rhodri ne s'est pas allié à moi. Il le fera sans doute, quand tout ceci sera terminé, mais pour le moment rien n'est signé. Lachlan m'a aidé parce qu'il est mon ami. Il y a une différence.

— Oui, dit Duncan d'une voix unie. Comme entre les Cheysulis et les Homanans.

— Regrettez-vous que Donal soit destiné à épouser Aislinn ? demandai-je. Qu'un Cheysuli soit forcé d'épouser une Homanane ?

— Je regrette qu'il ne puisse vivre la vie que je voulais pour lui, dit Duncan. Dans le clan, il aurait été simplement un guerrier. C'est... une existence plus simple que celle d'un prince. J'aurais préféré cela pour mon fils.

— Je ne pouvais pas faire autrement. Les dieux — vos dieux — ne m'ont pas laissé le choix.

— Il ne nous reste plus qu'à supposer qu'il y a une bonne raison à tout cela...

Je souris, frappé par une pensée iconoclaste.

— Vous avez l'avantage sur moi, Duncan. Vous vivrez peut-être pour voir votre fils monter sur le trône. Moi, il me faudra mourir pour faire de votre fils un roi !

Il resta silencieux un instant.

— Vous avez changé, Karyon, dit-il enfin. Finn a trempé l'acier... mais c'est la responsabilité du royaume qui a affûté la lame. Je me demande parfois, reprit-il, ce qu'aurait été ma vie sans le tahlmorra. La liberté... Nous nous posons toujours des questions. Que se passerait-il si je gardais mon fils ? La prophétie serait dénaturée, les Cheysulis cesseraient d'exister un jour... ( Il eut un sourire triste. ) Cheysulis : les enfants des dieux. Nous sommes parfois des enfants indisciplinés...

— Duncan, murmurai-je. Nous la trouverons. Nous la libérerons.

— Tant de choses peuvent arriver à une femme... Elle peut mourir en couches, par accident, par maladie... Un guerrier doit garder son chagrin pour lui, ne pas le montrer au clan. Mais si je perds Alix, je me moque qu'on se rende'compte de mon désespoir. Je serais si seul sans elle, si vide...

Nous arrivâmes au canyon où se trouvait Valgaard vers midi, le jour suivant. La forteresse de Tynstar se dressait comme un aigle sur son aire ; ou plutôt, comme un charognard guettant les derniers soubresauts de sa proie.

Derrière nous, le chemin par lequel nous étions arrivés ; devant nous, Valgaard ; des deux côtés, les murailles abruptes de la montagne. En cas d'attaque, nous ferions des proies faciles.

— Je n'ai jamais vu une chose pareille, dit Gryffth, ébahi.

Moi non plus. Valgaard s'élevait sur la montagne de basalte noir étincelant comme un immense pilier de givre — du givre noir, aux facettes taillées comme des pierres précieuses. Les tours et les remparts brillaient tel du verre poli. Une fumée nauséabonde s'élevait autour des murs.

— Le Portail, dit Duncan, est dans la forteresse. Valgaard en est la sentinelle.

— Et cette fumée ?

— Le souffle du dieu ténébreux. Il y a du sang dans la pierre, dit-on : un sang blanc, chaud comme l'enfer. Si un humain le touche, il meurt.

Dans le canyon, l'hiver perpétuel du reste de cette contrée n'existait plus. Nous étions passés des frimas à un été surnaturel.

Je préférais le froid.

— Asar-Suti, dit Duncan, le dieu ténébreux. Le dieu aux mille formes, toutes monstrueuses.

Il montra les grandes pierres sculptées de formes grotesques qui recouvraient le sol alentour ; des sortes de lirs malformés aux membres tordus.

Je frissonnai de dégoût.

— Méfions-nous d'une approche trop directe, dis-je.

Duncan acquiesça de la tête.

— Nous allons trouver une cachette et élaborer un plan pour entrer dans la forteresse.

— Comment ? demanda Rowan. Je ne vois aucun accès.

— Entrer quelque part est toujours faisable, souligna Duncan. C'est en sortir — et en sortir vivants — qui pose un problème.

Il revint à Gryffth de trouver la solution. Nous étions tous cachés derrière l'une des formes animales figées dans quelque grotesque agonie, trop loin des remparts pour être vus.

Gryffth sortit une bague de sa bourse.

— Mon seigneur, ceci me désigne comme un messager royal. Je devrais pouvoir entrer en toute sécurité. Je dirai que je suis envoyé par Rhodri pour discuter d'une alliance.

— Il n'est pas certain que cela suffise à assurer ta sécurité, dis-je, dubitatif. Penses-tu que Tynstar croira à ton histoire ?

— Je ne sais. Mais peu importe. Je lui dirai que le Haut Prince Cuinn a mis Rhodri en colère en vous prêtant main-forte ; qu'il ne veut pas entendre parler d'Homana, mais cherche l'appui des Ihlinis. Je pense que cela attirera son attention et qu'il me gardera au moins pour une nuit. Et j'en profiterai pour venir vous ouvrir les portes.

— Tu risques d'être tué, souligna Rowan.

— La vie et la mort d'un homme sont entre les mains de Lhodi. Il me protégera, s'il m'en juge digne.

Duncan sourit.

— Vous auriez presque pu être Cheysuli.

Gryffth y réfléchit. Il connaissait peu les Cheysulis, mais il ne pensait pas que c'étaient des démons. Au bout d'un instant, il décida que c'était un compliment.

— Merci, Duncan... Je ne sais pas ce qu'en penserait Lhodi, toutefois !

Duncan toucha le bras de Gryffth.

— Cheysuli l'halla shansu, Ellasien. Que la paix cheysulie soit avec vous.

— Merci, mon ami. Puissiez-vous connaître la sagesse de Lhodi.

Il se tourna vers moi.

— Si vous le permettez, mon seigneur, je vais partir. Cette nuit, dès que j'en aurai l'occasion, j'ouvrirai les portes.

— Comment le saurons-nous ? Nous sommes trop loin, et tu ne peux pas allumer un feu...

— J'enverrai Cai, intervint Duncan. Mon lir verra Gryffth ouvrir les portes et me préviendra.

Rowan soupira.

— Cela semble tout de même très risqué...

— Oui, dis-je, mais je crois que ça en vaut la peine. Je me levai et pris le bras de Gryffth.

— Bonne chance, mon ami. Que Lhodi vous garde. Il monta en selle et se tourna vers Rowan.

— Ne t'inquiète pas, alvi. Je pars de mon plein gré. Je le regardai se diriger vers la forteresse. La fumée enveloppait tout. Le souffle du dieu ténébreux était fétide.